Aix : sauver l'agriculture à nos portes

Sauver l'agriculture périurbaine, d'accord, mais laquelle ? Les grandes cultures sont souvent oubliées au profit du maraîchage, s'inquiète Thierry Blanchard, céréaliculteur.

Sauver l'agriculture périurbaine, d'accord, mais laquelle ? Les grandes cultures sont souvent oubliées au profit du maraîchage, s'inquiète Thierry Blanchard, céréaliculteur.

Photos serge mercier

Aix-en-Provence

En perpétuelle compétition pour le foncier, cultures agricoles et urbanisme ne font pas souvent bon ménage. Des solutions existent pourtant pour développer l'agriculture périurbaine. Elles ont fait l'objet d'un forum à Aix

Chaque année, la France agricole perd du terrain. À un rythme qu'on résume souvent d'une formule un peu trop marketing pour être tout à fait exacte : l'équivalent d'un terrain de foot de terres agricoles serait sacrifié toutes les cinq minutes sur l'autel de l'urbanisme. De manière plus précise, la Communauté du pays d'Aix (CPA) estime qu'entre 2000 et 2010, le territoire a perdu 9 % de sa surface agricole utile. Et l'érosion ne s'est pas brusquement arrêtée en 2010, certains des récents grands chantiers aixois sont là pour en attester : le pôle d'échange du Plan-d'Aillane, aux Milles, ou l'extension de la maison d'arrêt de Luynes, ont déjà ou vont encore grignoter la plaine à blé du pays d'Aix.

La CPA en a conscience qui, il y a cinq ans, a signé une convention d'intervention foncière (Cif), pour renforcer l'action de la Société d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), le bras armé de l'État dans les préemptions et sanctuarisations de terres agricoles. Cette Cif du pays d'Aix a permis, entre 2010 et 2013, la préemption de 18 ha de terres et l'acquisition de 9 ha, le tout pour une facture de quelque 320 000 € pour la CPA.

Sur son territoire, la CPA évaluait en 2012 le prix moyen de l'hectare agricole à 31 000 €. Et, là comme ailleurs, "la spéculation foncière existe", parfois même entretenue par le système même des préemptions et des fixations de prix par les Domaines, estime Christian Burle, maire de Peynier, en charge du volet agricole à la CPA. "Mais qu'on ne me dise pas qu'il n'y a plus de foncier, s'agace-t-il. Du foncier pour l'agriculture, il y en a. Encore faut-il que la valeur ajoutée des produits agricoles couvre au final l'investissement foncier de départ."

La situation tendue explique pourtant en bonne partie que, lorsqu'on parle de revitalisation de l'agriculture périurbaine, comme aux récentes Tablées rondes organisées par la CPA au sein de la Chambre d'agriculture, on pense d'abord au maraîchage, peu gourmand en surface (lire ci-dessous) et potentiellement à belle valeur ajoutée via les labellisations bio, les circuits courts...

"C'est pour ça qu'on a beaucoup mis l'accent sur les débouchés des produits", plaide Christian Burle qui met en avant l'expérience des Halles Terre de Provence, à la fois marché de producteurs locaux et désormais marque déposée, d'abord nées à Plan-de-Campagne et, depuis, dupliquées à Pertuis. 130 000 clients par saison (de mai à octobre), 700 tonnes de productions locales écoulées et une quarantaine d'agriculteurs dans la boucle : "Rapporté à ses créneaux d'ouverture, c'est le plus gros marché en circuit court de France", assure Christian Burle. L'élu met aussi en avant la création prochaine, à Pertuis, d'une couveuse agricole, sur le modèle des pépinières d'entreprises. Cinq hectares de terre, 4 000 m2 de serres froides : des candidats au maraîchage pourront y confronter leurs projets à la réalité du marché et du terrain en situation réelle et ceci avant de devoir s'endetter pour acquérir du foncier ou s'installer en fermage.

Mais encore une fois, la CPA parle ici de maraîchage, comme si la filière résumait tout l'avenir de l'agriculture périurbaine, dans un secteur comme l'aire aixo-marseillaise. "C'est clair que préserver de grandes parcelles pour les grandes cultures, c'est plus difficile", concède Christian Burle. La plaine aixoise, c'est pourtant aussi de vastes étendues d'oliviers et encore plus de vignes et un savoir-faire reconnu dans le blé dur, celui qui sert à faire pâtes et semoules et qui, pour la production aixoise, termine dans les silos marseillais de Panzani.

Le vin, fort vecteur d'image et de valeur ajoutée, grâce à la vague du rosé provençal (et la flambée des prix, notamment à l'export, qui s'en est suivie), tient, désormais, largement le choc. "On sent bien depuis quatre ou cinq ans qu'il y a une vraie prise de conscience politique, notamment à la CPA, de l'importance du phénomène viticole et de sa pérennité au moins pour les quelques années à venir", confirme Olivier Sumeire, vigneron à Trets et patron des côtes de provence sainte-victoire. Résultat, la tension autour du foncier viticole, "qu'on pouvait sentir il y a vingt ou vingt-cinq ans", s'est un peu apaisée. Une baisse de tension plus nette à mesure qu'on s'éloigne de la ville, tempère toutefois Thierry Blanchard, à la fois président de la coopérative viticole du Cellier des Quatre-Tours, à Venelles et de la coopérative Sud céréales.

"Notre outil viticole (les chais de la coopérative, Ndlr), ils ne sont pas périurbains, ils sont carrément urbains et pas mal de nos parcelles aussi et pour celles-là, la concurrence avec l'urbanisme reste un vrai souci. On a encore dû beaucoup dépenser il n'y a pas longtemps pour racheter des vignes menacées à Éguilles", constate Thierry Blanchard. Qui s'inquiète encore plus lorsqu'il enfile son autre casquette, celle de céréaliculture. Ainsi dernièrement, une belle bastide venelloise a changé de propriétaire. Et les vastes terres qui l'entourent avec. "C'est un endroit où sont cultivés 5 ha de vignes, 3 ha d'oliviers et 20 ha de grandes cultures (blé, principalement, Ndlr). On est allé voir le nouveau propriétaire pour connaître ses intentions, il nous a répondu qu'il attendait de voir pour la vigne et l'olivier, mais que les grandes cultures, ça ne l'intéressait clairement pas." Pour le président de Sud céréales, "le maraîchage, les jardins partagés, c'est bien, y a rien à dire contre ça, mais il faut aussi se rendre compte de leur importance dans le paysage agricole local : ce sont la vigne, l'olivier et les grandes cultures qui dessinent le paysage ici, pas les maraîchers".

Claude Rossignol, céréaliculteur à Meyreuil et président de la Chambre régionale d'agriculture assure pourtant que son organisme a "clairement la volonté de sauver ces activités-là, sur la plaine des Milles, le plateau de Puyricard et le val de Durance". Mais cette partie-là s'annonce d'une autre ampleur...


Manon, heureuse en son jardin

En 2004, la vie de Manon Beaumont-Mougenot a changé. Son père, maraîcher à Éguilles, décide de raccrocher la binette pour passer à l'élevage de chèvres. La jeune femme plaque sa carrière dans le marketing pour reprendre l'exploitation familiale. Et lui donner un sérieux coup de jeune. "Quand j'ai repris, mon père ne faisait pas de vente à la ferme, il n'y avait pas les poules. J'ai beaucoup élargi l'activité", explique Manon. Des oeufs donc, mais aussi la vente directe sur l'exploitation en plus des trois marchés forains hebdomadaires (Aix et Puyricard), un site de vente de paniers en ligne.

D'abord en nom propre, Manon Beaumont crée sa société du Jardin de Manon en 2008. Mais elle le reconnaît tout net : si elle n'avait pas pu profiter des deux hectares de terres paternelles, elle n'aurait jamais tenté l'aventure. "On a déjà beaucoup de charges et d'endettement. Il a fallu acheter un tracteur, construire un lieu d'accueil du public sur la ferme... Si en plus il avait fallu rembourser un achat foncier, moi, je n'aurais pas tenté le coup." Voire, elle n'en aurait tout simplement pas eu l'occasion. "Le prix de l'hectare agricole, ça n'est même pas le vrai problème, le vrai problème, c'est d'en trouver qui soit libre, estime la maraîchère. Je connais plusieurs personnes qui cherchent à s'installer mais qui ne trouvent pas." Le Jardin de Manon tourne, lui, à plein régime. Tout comme sa créatrice, au four et au moulin entre les rangs de légumes, l'animation commerciale et l'étal du marché. Mais grâce à la vente directe, aux particuliers comme à quelques restaurateurs (l'étoilé Marc de Passorio, à Aix, par exemple), elle dégage un salaire pour elle-même et pour une employée à temps partiel. "Mais c'est un sacré boulot", souffle Manon.


L'apôtre des petites surfaces et de la binette sur roue

Jean-Martin Fortier lors de son intervention aux Tablées rondes.
Jean-Martin Fortier lors de son intervention aux Tablées rondes.

À le voir, on l'imaginerait bien folkeux new-yorkais ou microbrasseur à Portland. En fait, Jean-Martin Fortier est maraîcher dans les Cantons-de-l'est, au sud de Montréal, sur la frontière américaine. Il mène surtout, depuis 2004, une incroyable (et très concrète) expérience de micromaraîchage sur 0,8 ha de terre baptisé les Jardins de la Grelinette, du nom de l'un des outils (de bêchage doux) vedettes de l'exploitation. "Chez nous, ça prend à peu près 2 minutes pour faire le tour de l'exploitation", rigole Jean-Martin.Avant d'ajouter, tout à coup beaucoup plus sérieux : "Mais c'est très riche en productions et on n'est pas en train d'épuiser nos sols, on les construit."

Longtemps, on a pris Jean-Martin Fortier et sa compagne pour de doux rêveurs qui rentreraient vite dans le rang de l'agriculture traditionnelle une fois qu'ils se seraient cassé les dents (et les reins) sur la dure réalité des rangs de haricots verts. "Les gens pensaient que ça n'était pas possible, de vivre sur une si petite parcelle, se souvient le maraîcher. Jusqu'à ce que je leur ouvre mes chiffres." Lesdits comptes, c'est un montant de vente de légumes de quelque 140 000 $ canadiens (environ 93 000 €) en 2013 (pour une exploitation qui, climat oblige, ne tourne que de mars à décembre), dont 45 % de bénéfice net ! Aujourd'hui, la Grelinette permet de dégager le salaire de Jean-Martin, de sa compagne, d'un salarié à temps plein et d'un autre à temps partiel. Pour en arriver là, les maraîchers québécois ont beaucoup voyagé d'exploitation en exploitation (aux États-Unis, au Mexique, en France), avant de trouver leur graal dans les organopónicoscubaines, exploitations qui, pour cause de blocus américain et d'effondrement soviétique, avaient dû totalement tourner le dos à la mécanisation et aux intrants chimiques. Sans tracteur et donc sans obligation de se conformer à l'espacement mécanique, les maraîchers cubains étaient revenus à la culture en bandes denses et étroites.

Et c'est toujours le secret de la Ferme de la Grelinette aujourd'hui. Planter plus serré, c'est d'abord un gain foncier. C'est aussi la garantie d'une végétation couvre sol qui limite la pousse des mauvaises herbes et garde l'humidité au pied de la plante.

"Et quand vos rangs sont cinq fois plus serrés qu'en maraîchage traditionnel, c'est cinq fois moins de matériel de bâchage à acheter, cinq fois moins de main-d'oeuvre entre les rangs", poursuit Jean-Martin. Qui, remplaçant le tracteur par le motoculteur, la grelinette et la binette ("Tout le monde devrait avoir une binette à roue chez soi"), divise aussi ses besoins en investissement matériel et donc en endettement, réduit drastiquement les frais d'entretien du matériel et de carburant.

"En fait, l'idée, c'est d'apprendre de meilleures techniques pour rentabiliser l'espace plutôt que d'acheter une nouvelle parcelle", résume le Québécois qui croit dur comme fer qu'on peut "vivre du maraîchage sans travailler 70 heures par semaine, 52 semaines par an. C'est en revalorisant le travail agricole qu'on attirera les jeunes." Une valorisation qui, au Canada comme ici, passe par les circuits courts et directs comme les marchés de producteurs et les Amap ; 141 familles préachètent les paniers de la Grelinette en début de saison. "Et sans elles, c'est clair, l'expérience n'aurait pas été possible."

"Le jardinier-maraîcher, manuel d'agriculture biologique sur petite surface", de Jean-Martin Fortier, éditions Ecosociété, 25 €.