Dans la ville ukrainienne de Boutcha, devant l'église Saint-Andrew, des habitants viennent fêter Pâques, le 16 avril 2023.

Dans la ville ukrainienne de Boutcha, devant l'église Saint-Andrew, des habitants viennent fêter Pâques, le 16 avril 2023.

Anadolu Agency via AFP

A l’ombre de l’église Saint-Andrew, au milieu d’un terrain vague en plein cœur de Boutcha, l’herbe a repoussé. Même sur les monticules de terre d’environ 1 mètre de haut. Il y a un an, pendant des semaines, les enquêteurs ont retourné ce paysage paisible pour extraire du sol des dizaines de cadavres, enterrés à la va-vite pendant l’occupation de l’armée russe, en mars 2022.

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419 victimes civiles ont été recensées. "Mais nous avons encore des dizaines de corps non identifiés, pointe l’adjointe au maire, Mykhailyna Storyk-Shkarivska, en marchant près de l’église. Souvent, les Russes tuaient les hommes d’une balle dans la tête, par derrière, ce qui rend l’identification par le visage presque impossible." En prononçant ces mots, l’élue, à la peau déjà très blanche, pâlit encore.

90 % des habitants sont revenus

A sa libération, le 31 mars 2022, Boutcha, occupée pendant près d’un mois, est devenue le symbole des atrocités commises par l’armée russe en Ukraine. Des cadavres de civils s’amoncellent dans les rues, on découvre vite des charniers. "Il y avait des tombes partout dans les jardins, reprend Mykhailyna Storyk-Shkarivska. Les habitants essayaient d’enterrer leurs voisins et leurs amis chez eux, sans sortir, pour ne pas se faire tuer eux-mêmes." L’horreur pure, à quarante-cinq minutes en voiture de Kiev.

Des prêtres prient devant une fosse commune avec de nouveaux cadavres, dans la petite ville ukrainienne de Boutcha, le 7 avril 2022

Des prêtres prient devant une fosse commune avec de nouveaux cadavres, dans la petite ville ukrainienne de Boutcha, le 7 avril 2022

© / afp.com/RONALDO SCHEMIDT

Un an plus tard, la ville de 40 000 habitants tente de se reconstruire. Des traces de balles restent visibles sur les murs de l’église, les toitures de plusieurs maisons se trouvent encore à terre. Mais la vie a repris. 90 % des habitants ont fait leur retour, d’après les autorités. Aujourd’hui, il s’agit avant tout de guérir les esprits, traumatisés par les sévices de l’armée russe. "Ceux qui ont survécu voient le monde différemment", témoigne Dmytro Hapchenko, un fonctionnaire resté à Boutcha pendant deux semaines sous l’occupation, avant de parvenir à s’échapper après une arrestation. Tous les jours, toutes les nuits, ce grand gaillard à la barbe poivre et sel repense à ce moment où les soldats russes l’ont enfermé dans une cave, tabassé, puis menacé de l’amener dans les bois pour l’abattre. "Je me disais que mon cadavre ne serait jamais retrouvé", souffle le père de famille.

1984, de Orwell, livre le plus populaire de la ville

A la bibliothèque municipale, ravagée par les soldats russes puis rénovée grâce à des associations, la responsable n’hésite pas longtemps avant de nous montrer l’ouvrage le plus emprunté depuis un an : elle brandit 1984, de George Orwell, qui décrit une dystopie dictatoriale dans une cité soumise à une répression sans merci. Comme un miroir du cauchemar totalitaire vécu par les habitants de Boutcha.

C’est dans ce bâtiment que nous rejoint le maire, Anatoliy Fedoruk. A 51 ans, ce petit Ukrainien à la barbe grise bien fournie a passé la moitié de sa vie à la tête de la ville. Il a dû la quitter après neuf jours d’occupation, le 12 mars 2022. "Ensuite, les Russes ont commencé à tirer sur tout ce qui bougeait", soupire l’élu, de sa voix grave et posée. "A Boutcha, la barbarie russe a touché chaque famille, chaque rue, chaque maison, poursuit Anatoliy Fedoruk. Il est encore difficile de parler aux victimes, face à des traumatismes massifs. Des équipes de psychologues travaillent avec eux, mais ce processus prendra du temps, sans doute des dizaines et des dizaines d’années. Selon nous, le meilleur moyen de guérir sera de rénover et de moderniser la ville."

Une rue jonchée de cadavres, à Boutcha, près de Kiev, le 2 avril 2022

Une rue jonchée de cadavres, à Boutcha, près de Kiev, le 2 avril 2022

© / afp.com/RONALDO SCHEMIDT

La cité martyre a reçu des dizaines de chefs d’Etat, et des dons affluent de partout dans le monde. D’après le maire, Boutcha aurait déjà reçu 4,5 millions d’euros pour sa reconstruction. Plus d’un tiers des bâtiments endommagés ont été réparés, même si la ville reste loin du compte, avec des dégâts estimés à 15 millions d’euros. "Avant l’invasion, nous étions une communauté en plein développement, avec un solde démographique positif, rappelle Anatoliy Fedoruk. La guerre a tout changé. De nombreuses familles ont dû fuir, des femmes ont donné naissance à l’étranger… Nous espérons que ces mères, et leurs enfants, reviendront bientôt à Boutcha."

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Darya, elle, n’a pas hésité longtemps avant de revenir. Dès l’été, quelques semaines après le retrait des Russes. "C’est chez moi, tout simplement", sourit cette blonde aux cheveux longs, la trentaine. Elle avait quitté sa ville natale dans la précipitation, trois jours après l’arrivée de l’armée russe. Avec sa mère âgée et son mari, ils sont partis à pied sur une dizaine de kilomètres, le long de la voie de chemin de fer, avant de retrouver les forces ukrainiennes. "A l’époque, on savait ce qu’ils faisaient aux hommes en âge de combattre, comme mon mari, retrace Darya, en mimant un pistolet. On ne savait pas encore ce qu’ils faisaient aux femmes…" A la libération, des centaines de cas de viol ont été rapportés.

La guérison de Boutcha passera aussi par la justice. Dès la libération, des bataillons d’enquêteurs ont archivé et retracé les crimes commis par les Russes, afin d’identifier les responsables et de les juger un jour. "Je me suis assuré que [le ministre russe] Sergueï Lavrov passe par Boutcha quand il sera conduit à la Cour pénale internationale", indique le maire, Anatoliy Fedoruk, sans sourciller. Son adjointe, Mykhailyna Storyk-Shkarivska, rappelle que des dizaines d’habitants restent portés disparus. "Les Russes accusaient les civils ukrainiens d’être liés à l’armée, ils sont leurs prises de guerre, et certains se trouvent toujours en prison en Russie", avance-t-elle.

Au pied de l’église Saint-Andrew, l’élue municipale réussit toutefois à se projeter. Elle nous montre les images d’un projet imaginé par des architectes locaux : un mémorial pour les victimes de Boutcha. "Sous l’église, l’atmosphère de l’occupation sera restituée, et nous ferons à l’extérieur un espace public, avec des lacs et un cinéma", décrit-elle, enthousiaste. Pour l’instant, la ville n’a ni le budget ni les forces pour construire ce mémorial. Mais, dans ses yeux, la lueur d’un espoir. Celui de sortir du cauchemar russe.

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