« Les Soudanais ont manqué une opportunité de se réconcilier »

ENTRETIEN. Le film « Goodbye Julia », récompensé à Cannes, revient sur la séparation du Soudan et du Soudan du Sud. Une erreur, selon Mohamed Kordofani, le réalisateur.

Propos recueillis par notre correspondante à Khartoum, Augustine Passilly

Avec « Goodbye Julia », Mohamed Kordofani est entré dans l’histoire du Festival de Cannes comme premier réalisateur soudanais en sélection officielle. 
Avec « Goodbye Julia », Mohamed Kordofani est entré dans l’histoire du Festival de Cannes comme premier réalisateur soudanais en sélection officielle.  © AMMAR ABD RABBO / AFP

Temps de lecture : 7 min

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Le Festival de Cannes, du 16 au 27 mai, a mis à l'honneur, pour la première fois, un film soudanais. Goodbye Julia a ainsi obtenu le Prix de la Liberté de la sélection Un Certain Regard. Cette fiction se déroule durant les six années entre l'accord de paix paraphé en 2005 pour mettre un terme à la guerre entre le nord et le sud du Soudan et le référendum qui a ouvert la voie à l'indépendance du Soudan du Sud en 2011. 

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Mona, une ex-chanteuse nord-soudanaise, cherche à se racheter d'avoir accidentellement causé la mort d'un homme sud-soudanais. Elle engage alors son épouse, Julia, comme domestique, et paie les frais de scolarité de son fils. 

Derrière ce scénario, la profonde remise en question amorcée chez Mohamed Kordofani au lendemain du vote des Sud-Soudanais. Cet ex-ingénieur en aéronautique signe là son premier long-métrage. Il a reçu cette récompense, tandis que son pays a sombré dans une guerre d'ampleur inédite le 15 avril. Les affrontements, qui se concentrent à Khartoum et au Darfour, ont fait des centaines de morts. 

Le Point Afrique : Qu'est-ce que ce Prix de la Liberté représente pour vous ?

Mohamed Kordofani : En cette période de guerre, alors que des miliciens s'emparent de nos maisons, de nos quartiers et de nos villes, la liberté est essentielle. Ce prix signifie donc quelque chose. Nous devons rester libres. Avant de remettre cette récompense, le président de la section Un Certain Regard, John C. Reilly, l'a assimilée au droit d'être libre, de s'exprimer, de vivre dans un monde sans racisme et de partager ses opinions. C'est une reconnaissance du travail acharné fourni par toute l'équipe qui a permis la réalisation de ce film. D'un point de vue personnel, cette distinction veut dire que je n'étais pas complètement fou de me reconvertir !

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N'est-ce pas paradoxal d'obtenir ce prix alors que le conflit actuel éloigne encore davantage les Soudanais de la liberté à laquelle ils ont espéré goûter en évinçant le dictateur Omar el-Béchir il y a quatre ans ?

La guerre éloigne effectivement la population de la perspective de liberté et d'un meilleur futur pour leur pays. Je considère néanmoins ce conflit comme un versant de la révolution. Des forces se sont toujours opposées à cette révolution, mais le mouvement n'est pas mort. Si nous avions seulement remplacé le chef d'État, nous n'aurions pas réellement abouti notre révolution. Créer un véritable changement nécessite beaucoup de temps et de surmonter de nombreux obstacles. Ce parcours permet à la société d'évoluer. Nous devons surmonter la guerre avec bienveillance et solidarité. Pour l'heure, nous sommes désemparés face à nos craintes quant à notre propre sécurité, celle de nos proches et de perdre nos foyers. Mais il viendra un temps où les citoyens retourneront manifester et réussiront à accomplir ce pour quoi ils se sont mobilisés depuis décembre 2018.

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Dans quelles conditions avez-vous tourné Goodbye Julia ?

Nous avons commencé le tournage en novembre 2022, soit un an après le coup d'État du 25 octobre 2021. Il y avait deux à trois manifestations prodémocatie hebdomadaires. Les forces de l'ordre bloquaient régulièrement les ponts reliant Khartoum aux villes voisines d'Omdurman et Bahri. Nous avons tourné plusieurs scènes dans le quartier de Jerif, dans l'est de Khartoum, qui se situe juste derrière le poste de police de Riyadh, d'où sont habituellement tirés des gaz lacrymogènes pour réprimer les cortèges de la rue 60, la grande artère qui traverse cette partie de la capitale. 

Un jour, nous avons filmé une manifestation et brûlé une voiture pour les besoins du film, tandis qu'une vraie manifestation se déroulait à 200 mètres… Je ne sais pas si la police aurait pu faire la différence ! Les forces de l'ordre se sont en revanche montrées très coopératives, une fois qu'elles ont lu et compris le synopsis. Je les remercie pour cela. Tourner un film dans un pays privé de cinémas n'était pas gagné. Nous avons aussi été confrontés aux récurrentes coupures d'électricité ou encore aux perturbations des télécommunications visant à saper les protestations. Mais nous sommes parvenus à tourner 45 jours d'affilée sans interruption. Les membres de notre équipe sont des héros.

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Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à cette période ?

C'est un pivot dans l'histoire du Soudan qui restera dans les livres. J'avais 22 ans en 2011. J'étais assez âgé pour comprendre ce qu'il se passait. J'ai ressenti le besoin de documenter cette période non pas sous un angle politique, mais en se basant sur ce que nous avons observé depuis chez nous. Nous avons besoin de nous réconcilier en tant que peuple soudanais entre les différentes tribus, les différents segments de la communauté… Nous avons manqué une opportunité de nous réconcilier pendant ces six ans de transition entre l'accord de paix de 2005 et le référendum de 2011. Nous devons reconnaître et confesser nos échecs qui ont empêché la coexistence au sein d'un pays pour lui permettre d'aller de l'avant. La séparation du Soudan du Sud a été une erreur dont nous aurions dû tirer des leçons. Or ce problème perdure.

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Cette scission était-elle inévitable ?

Le film explore le racisme que la plupart des membres issus de communautés du nord exprimaient à l'égard des Sud-Soudanais. Le partage des richesses, prévu par l'accord de 2005, n'était pas suffisant. Il y a eu trop d'agonies et de souffrances dans le passé. C'était très difficile pour les Sud-Soudanais de les dépasser compte tenu de l'absence de tentatives pour instaurer cette réconciliation sociale. 

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Qu'est-ce qui aurait été différent si le Soudan était resté uni ?

Je n'imagine pas un Soudan uni aujourd'hui. Nous devons avant tout nous concentrer sur les risques de nouvelles séparations dans les régions du Darfour, des monts Nouba, du Nil Bleu ou de l'Est. Le Soudan du Nord est miné par des divisions, la plupart d'ordre ethnique malheureusement. Les racines de toutes ces difficultés résultent du manque de justice sociale à tous les niveaux. Si l'ensemble des Soudanais s'unissaient et acceptaient de cohabiter sans distinguer des citoyens de première, deuxième ou troisième classe, aucune force sur terre ne pourrait les diviser et contrôler la nation. Pas même des militaires ou des miliciens. 

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Goodbye Julia aborde également la thématique de l'oppression des femmes à travers le personnage de Mona. Comment expliquer que les Soudanaises, en tête des cortèges pendant la révolution, n'aient pas acquis plus de droits et de visibilité, malgré les deux ans de transition démocratique ?

Tout est connecté. Vous ne pouvez pas parler d'égalité et d'équité à propos de la race et de l'ethnie sans mentionner l'égalité des genres et le système patriarcal. Nous avons besoin de tourner la page de ces divisions et d'essayer de bâtir une identité nationale fière des éléments qui rapprochent les citoyens. Nous devons incarner les valeurs de liberté, de paix, de justice et de coexistence réclamées par la révolution. Le film aborde en effet la séparation au niveau macro, pas uniquement entre le Soudan et le Soudan du Sud, mais entre le mari et la femme, entre le père et le fils, entre les amis, entre les amoureux… 

Je me suis inspiré de ma propre quête vers le changement. En 2011, quand 99 % des Sud-Soudanais ont voté en faveur de l'indépendance, j'ai réalisé qu'il ne s'agissait pas d'un problème politique. Mais d'un désastre social. Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas un seul Sud-Soudanais à Khartoum. Ils étaient pourtant des milliers. J'ai toujours eu un comportement respectueux envers eux mais tout en les déclassant inconsciemment. Exactement comme Mona pense agir de manière bienveillante sans s'apercevoir du rapport de supériorité qu'elle entretient avec Julia. Cela m'a pris du temps pour comprendre tout cela. La révolution a besoin de temps car elle passe par un changement à l'échelle de l'individu. Je continue d'ailleurs à m'inspecter constamment pour vérifier que je n'agis pas de manière raciste ou patriarcale.

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Quels sont vos futurs projets ?

J'avais plusieurs idées, mais la guerre a ruiné tous mes plans. Je voulais notamment tenter de rassembler des personnes qui partagent mon constat au sujet de la réconciliation. L'objectif consistait à générer un mouvement. D'abord au niveau national entre les riverains des différentes régions afin de créer une identité nationale fondée sur des valeurs qui nous représentent. J'aurais voulu filmer, dans plusieurs villes, les discussions qui auraient émergé. Mais avec la guerre, je ne suis pas optimiste. 

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Goodbye Julia, de Mohamed Kordofani, Soudan, 2 heures.

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Commentaires (2)

  • Alinto

    Mon comentaire a malheureusement disparu avant que je ne puisse le finir !

  • Alinto

    Le metteur en scène devra persévérer et insister sur son projet évoqué à la fin de l'interview et cela malgré la guerre actuelle. En effet Pour que le pays se relève et avancer, il est primordial de passer par un débat franc sur des sujets longtemps considérés tabous ; tel que la supériorité raciale/tribale. Un tel débat pourra aboutir sur l'émergence d'un projet socio politique commun et sui sait