Mal dormir ne présente pas que des inconvénients. Le jour se lève ici vers 6 heures du matin et si je m’étais endormie comme je l’espérais depuis plusieurs heures, je n’aurais pas entendu, dans l’arbre en face de ma fenêtre, chanter cet oiseau dont les compositions saluaient la lente victoire de la lumière sur la nuit. Un cadeau, ce chant, en pleine ville ! Ce ne fut pas le seul signal sonore auquel j’ai reconnu que j’étais loin de chez moi. Les voix d’ouvriers, nombreux à l’œuvre sur le chantier voisin, ne laissaient aucun doute (leurs voix, j’insiste, pas le bruit de leurs machines car ils construisent un immeuble à mains nues), ni la double claque que faisaient résonner, à l’approche de chaque carrefour, les pneus des voitures franchissant les brise-vitesse. Ces sons furent mon premier contact avec Bogota où j’étais arrivée tard la veille.

Loin d’être un écrivain voyageur, je vous épargne ma découverte de cette grande ville des Andes où nous rendons visite à nos enfants. Mais pas sans saluer l’extrême gentillesse des Bogotanais que nous côtoyons au fil de nos visites quotidiennes, pendant que nos enfants travaillent et que les petits sont en classe. Il leur faut beaucoup de patience pour comprendre ce que nous essayons de dire ou demander, nous qui ne parlons pas un mot d’espagnol, eux qui ne parlent pas un mot de français ni d’anglais.

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Le soir, nous consultons Internet pour ne pas nous déconnecter complètement de notre vraie vie. Ainsi avons-nous appris qu’en France le nombre des victimes d’accidents de la route avait tragiquement augmenté en mars dernier. Aurais-je préféré ne pas le savoir, puisque je n’y peux rien ? 254 personnes tuées, en un seul mois, cinquante-neuf de plus qu’en mars l’an dernier… En ce moment où les guerres impitoyables qui font rage rappellent le prix de chaque vie, comment comprendre que de si nombreuses morts, si facilement évitables, soient ajoutées aux autres plutôt que soustraites ? Dans aucun autre domaine, en France, les libertés prises avec la loi ne sont plus meurtrières que les libertés prises avec le code de la route, et de très loin. Malgré cette évidence, bien que la vitesse excessive soit reconnue comme la première des causes d’accident mortel, sa répression a été allégée (depuis le 1er janvier de cette année), avec la fin du retrait d’un point pour les petits excès de vitesse. Une mesure au demeurant très injuste, car si nous sommes tous égaux devant un retrait de points, nous ne le sommes pas devant le montant d’une contravention. Les usagers se sont-ils sentis autorisés à rouler un peu plus vite ? Cinquante-neuf morts supplémentaires, une aggravation si radicale, impose qu’on en recherche la raison et qu’on la traite. Le premier réflexe est de se tourner vers l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière. Il a établi un lien entre le relèvement de la vitesse autorisée de 80 à 90 km/h sur certaines voies et le relèvement des vitesses moyennes constatées. Roule-t-on plus vite aussi depuis la fin du retrait de points pour les petits excès ? L’Observatoire a-t-il été prestement mandaté pour répondre à cette question cruciale ?

Le plus souvent, la victime d’un accident de la route n’en est pas l’auteur. Les responsabilités individuelles dans ces accidents sont soigneusement recherchées par les tribunaux, qui traitent ces drames avec sérieux. Mais qu’en est-il de l’État ? Comment imaginer qu’aucune famille de victime ne lui demande jamais de comptes pour des décisions prises au mépris des connaissances que ses propres services avaient mises à sa disposition pour éclairer les décisions qu’il aurait à prendre ? Quand, le 19 avril de l’an dernier, dans un tweet, le ministre de l’intérieur annonçait la fin prochaine du retrait de points pour les petits excès de vitesse à la demande du président de la République, il concluait par ce commentaire : « Une mesure de bon sens. » Nous avons été nombreux à plutôt penser : « Ceux qui vont mourir te saluent ».

Les routes de la Colombie sont hélas encore beaucoup plus endeuillées que les nôtres, malgré une population moindre. Et la capitale n’est pas épargnée, bien que les embouteillages figent la circulation tous les jours aux heures de pointe. Mais loin de se dire « nous avons d’autres problèmes », ce qui est pourtant vrai, les autorités cherchent des solutions, et l’obtention du permis de conduire a notamment été réformée en profondeur il y a deux ans. Les brise-vitesse font du bruit ? Je ramènerai à Paris le souvenir de leur claquement à chaque franchissement par une voiture, comme le symbole rustique et la preuve sonore des efforts opiniâtres d’un pays pour sauver des vies, pour sauver la vie. Chacun de nous mérite au moins cela.