Éric Naulleau dans le JDD : « Salman Rushdie et le couteau de Damoclès »
CHRONIQUE. L’écrivain raconte dans “Le Couteau” l’attentat dont il fut victime en 2022 et les limites du monde dans lequel nous a enfermés le terrorisme islamiste.
« Je revois encore l’instant au ralenti. Mes yeux suivent la course de l’homme qui jaillit du public et vient vers moi. » En ce 12 août 2022, l’assaillant de Salman Rushdie ne se contente pas d’infliger à celui-ci plusieurs graves blessures – dont la perte définitive d’un œil. Même si la victime de l’attentat en réchappait, il s’agissait d’annuler l’écrivain : « Quels que soient les livres que j’ai écrits ou que je pourrais aujourd’hui écrire, je serai toujours le type qui s’est fait poignarder. Le couteau me définit. »
Ce que nous lisons est l’histoire d’une reconstruction physique, d’un chemin de croix médical – « Permets-moi de te donner un conseil, gentil lecteur. Si tu peux éviter de te faire coudre les paupières… évite-le. Cela fait vraiment très, très mal » – et plus encore d’une restauration des pouvoirs d’un romancier.
Les mots qui manquent à l’auteur des Enfants de minuit, devenu incapable d’écrire et même de parler, lui reviennent d’abord sous forme de visions : « Je voyais des majestueux palais et autres édifices grandioses, ils étaient tous constitués de lettres de l’alphabet. Les blocs servant à construire ces structures fantastiques étaient des lettres comme si le monde était fait de mots, créé à partir du même matériau de base que le langage, et la poésie. »
Puis Salman et Eliza, épousée l’année précédente après une rencontre presque trop romanesque pour être vraie, décident de tenir un journal filmé de convalescence. Mais seule la littérature permettrait au « presque assassiné de reprendre le contrôle sur l’événement ». Une arme redoutable pour qui sait la manier avec autant d’efficacité que Salman Rushdie. Celui qui n’est jamais désigné que comme « le A. » est d’abord qualifié de « personnage peu convaincant » pour n’avoir fourni d’autre motif à son acte que l’hypocrisie supposée de sa cible.
Une conversation imaginaire entre les deux hommes achève de renvoyer le terroriste à son néant de pauvre type et confirme l’intuition exprimée quelques pages plus tôt : « Le langage aussi était un couteau. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau. »
La lame et la chair, les deux limites du monde dans lequel nous a enfermés le terrorisme islamiste
On ne survit pas trente-cinq années à une fatwa, lancée par l’ayatollah Khomeiny après la publication des Versets sataniques, sans développer une force d’âme hors du commun. Aussi est-ce moins le courage devant l’épreuve qui impressionne ici que l’instant où un homme, confronté pour la première fois à son reflet depuis l’agression, tente de revenir au monde : « Qui es-tu, demande-t-il au personnage dans le miroir. Est-ce que je te connais ? Vas-tu à un moment donné redevenir ce que j’étais ou est-ce là le personnage dont je suis désormais prisonnier, ce demi-étranger borgne aux cheveux en bataille ? »
Difficile de ne pas penser au récit tout aussi remarquable, tout aussi singulier, que Philippe Lançon a tiré de sa propre expérience (l’attentat contre Charlie est d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises). Le Couteau et Le Lambeau, des livres tels que seuls peuvent en écrire des hommes revenus de l’autre côté du miroir. Le Couteau et Le Lambeau, la lame et la chair, les deux limites du monde dans lequel nous a enfermés le terrorisme islamiste.
Le couteau, Salman Rushdie, traduit de l'anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 272 pages, 23 euros.
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Notre chroniqueur recommande l'ouvrage ''Gulliver enchaîné, Le déclin du chef politique en France'' de Philippe Guibert (éditions du Cerf). Une lecture particulièrement instructive, à une époque où le pouvoir du président n'a jamais été autant contesté.
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