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Natacha Polony : "'Souverainiste', anathème préféré d'un système qui craque de toutes parts"

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« Souverainiste », sous la plume des télégraphistes du pouvoir, est devenu une insulte, déplore Natacha Polony, directrice de la rédaction de « Marianne ». Pourtant, le sujet n’est pas de savoir si l’on est « souverainiste » ou pas mais de poser la question des conditions réelles de la démocratie et de la garantie de l’indépendance de la France et de l’Europe.

« Souverainiste ». C’est un mot qu’on jette comme ça dans le débat public, une étiquette que l’on veut la plus poisseuse possible. Un peu comme ces cadavres pestiférés que des armées jetaient par-dessus les murs des villes pour contaminer les habitants. « Souverainiste », sous la plume des télégraphistes du pouvoir, est devenu une insulte. Pourquoi ? Parce qu’il faut à tout prix faire taire ceux qui dénoncent l’oligarchie, ceux qui ont eu raison d’alerter sur la désindustrialisation, la régression sociale et les ravages de la dérégulation, ceux qui ont mis en garde contre le détournement de la construction européenne au profit de multinationales spécialistes de l’optimisation fiscale et du dumping social. Marianne en est logiquement la cible. Souverainiste ? Mais voyons, c’est la ligne Asselineau et Philippot, les partisans du Frexit, comme l’explique subtilement sur X l’« humoriste » Sophia Aram, tout empressée à jouer les porte-flingues.

Historiquement, le terme « souverainisme » a été importé du Québec (où il désignait le combat contre l’État fédéral canadien) dans le courant des années 1990, dans la continuité du traité de Maastricht, pour désigner ceux qui s’opposaient aux avancées fédérales d’une Union européenne de plus en plus éloignée du traité de Rome. Philippe Séguin et Jean-Pierre Chevènement – le gaullisme social et la gauche républicaine – avaient porté le débat en 1992, arguant du problème démocratique que posait le fait de faire résider la souveraineté, c’est-à-dire la source du pouvoir, ailleurs que dans la Constitution votée par le peuple. Il suffit de réécouter le discours de Philippe Séguin devant l’Assemblée nationale le 5 mai 1992 pour comprendre que le débat porte sur l’héritage de 1789. Sur la démocratie.

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La suite lui a donné raison. D’autant plus que, à l’époque, il prophétise que c’est un aller sans retour. Ce qui est le cas. Pointer les innombrables effets délétères du double processus de Maastricht et de l’élargissement à l’est sur l’économie française n’implique pas de croire qu’un Frexit serait possible ou souhaitable. Il ne l’est pas. Mais connaître les causes de la désindustrialisation – le refus systématique des élites françaises de défendre correctement nos PME, notre agriculture et nos fleurons industriels dans ce contexte économique que ces élites ont elles-mêmes forgé – est la seule façon de réorienter efficacement notre politique.

Délires et diffamation

Qui porte ce discours aujourd’hui ? Des gens raisonnables issus de toute famille politique. François Bayrou, dans nos colonnes tout en défendant la construction européenne, disait sa méfiance vis-à-vis des mécanismes, comme le vote à majorité qualifiée, qui pourraient empêcher la France de défendre ses intérêts vitaux. François Bayrou n’est pas antieuropéen ni extrémiste. Il incarne ce courant centriste qui croit en la France. Et qui continue de penser que le débat politique ne justifie pas la diabolisation de l’adversaire. On se souvient d’ailleurs de l’inénarrable éditorial de Jean-Marie Colombani dans le Monde, expliquant à la veille du premier tour de 2007 que le vote Bayrou n’était « pas un vote démocratique ».

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Pourquoi ces délires ? Pourquoi ce besoin de diffamer ? Pourquoi ces comptes activistes sur les réseaux sociaux et ces messages d’éditorialistes excités pour salir Marianne en expliquant que notre journal serait « pro-Poutine », « populiste » et, donc, « souverainiste » ? Tout le monde sent à quel point le climat politique se tend, à quel point nous basculons dans une ère où, même au sein du paysage médiatique, on voudrait forcer les citoyens à choisir entre deux camps : le pôle Rassemblement national-Reconquête ! ou le système tel qu’il est. Jean-Luc Mélenchon, quand il pratique le clientélisme à outrance, quand il compare un directeur d’université à Eichmann pour se victimiser et dénoncer une censure qui ne le dérange nullement lorsque ce sont ses propres troupes qui l’imposent, sert admirablement ce projet.

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Le but ? Continuer encore et toujours à maintenir un système qui craque de toutes parts et dont le soutien électoral se réduit comme peau de chagrin. Et effacer pour cela les empêcheurs de tourner en rond défendant à la fois justice sociale et laïcité et démontrant inlassablement que la défense de la République et la préservation de la planète ne sont pas compatibles avec le libre-échange généralisé. Les effacer à coups de caricatures et d’anathèmes, en agitant le spectre de l’anti-France et des « agents de l’étranger ». Mais ces apprentis sorciers ne comprennent visiblement pas qu’en usant des mêmes ressorts populistes que les extrêmes qu’ils prétendent combattre, en radicalisant leurs troupes de la même manière, en repoussant aux extrêmes tous les opposants raisonnables, en rabaissant tout débat politique à coups de slogans simplistes, en s’efforçant de rendre impossible toute proposition politique alternative, ils pavent la route du Rassemblement national.

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Il serait plus que temps de retrouver un espace de débat dans lequel les gens raisonnables, attachés à l’honnêteté intellectuelle et à la maîtrise des dossiers, puissent échanger leurs arguments sur la manière de servir les intérêts de la France et de préserver les promesses de la République. Car le sujet n’est pas de savoir si l’on est « souverainiste » ou pas, si l’on est « pro » ou « antieuropéen », mais de poser la question des conditions réelles de la démocratie et de la façon dont on peut garantir l’indépendance de la France et de l’Europe, de la France au sein de l’Europe, dans un contexte de choc des empires. Le reste est au débat politique ce que « Les Marseillais versus le reste du monde » sont au raffinement.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne