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Tobie Nathan, le guérisseur des âmes errantes

RÉCIT. Le psychologue Tobie Nathan raconte ses années de jeunesse de juif égyptien maoïste à Paris.

Alexandra Lemasson
Tobie Nathan est aujourd'hui une figure emblématique de l'ethnopsychatrie française
Tobie Nathan est aujourd'hui une figure emblématique de l'ethnopsychatrie française Opale.photo / © Vincent MULLER

Psychologue, ancien diplomate, ethnopsychiatre, écrivain, Tobie Nathan a eu mille vies. Son dernier roman Et si c’était une nuit s’ouvre sur la révolte estudiantine de Mai 68. Le jeune Tobie a alors 20 ans et s’est inscrit en fac de socio à seule fin d’étudier Karl Marx. Juché sur sa mobylette, il louvoie entre « CRS SS », barricades et étudiants en colère.

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« Arrivé en France en même temps que de Gaulle », Tobie Nathan et les siens ont quitté l’égypte en février 1957, expulsés par le colonel Nasser. Ils passent quelques semaines à Naples, plus d’un an à Rome et, en août 1958, débarquent à Paris. Même si ses parents parlent le français, le choc est rude. Sa mère se met à souffrir de dépersonnalisation. Son père semble perpétuellement ailleurs. Seul « Tobtob », animé par son inextinguible soif d’apprendre et sa passion pour les femmes, semble s’en sortir. Alors que la foule envahit le Quartier latin, il va à contre-courant comme il a l’habitude de le faire.

À la fois autobiographique et surnaturel, le roman entremêle épisodes vécus et rencontres imaginaires au travers de personnages hauts en couleurs comme Zohar déjà présent dans La Société des belles personnes ou la mystérieuse Libyenne. Roman initiatique, Et si c’était une nuit relate les tribulations de ce jeune juif d’Égypte tendance maoïste et prouve l’extraordinaire talent de conteur de Tobie Nathan. L’occasion de revenir sur sa pratique de l’ethnopsychiatrie née d’un constat volontiers provocateur : « Je l’affirme haut et fort, les enfants des Soninkés, des Bambaras, des Peuls, des Dioulas, des Ewoundous, des Dwalas appartiennent à leurs ancêtres. Leur laver le cerveau pour en faire des Blancs, républicains, rationalistes et athées, c’est tout simplement un acte de guerre. »

Vous êtes ethnopsychiatre, pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Tobie Nathan. Je suis psychologue de formation, l’ethnopsychiatrie est mon domaine de recherche et d’expertise. Au départ, cette discipline se proposait d’investiguer la façon dont les peuples éloignés pensent ce que nous, nous appelons « maladies mentales ». Aujourd’hui, c’est devenu une façon de prendre en charge des patients qui viennent d’ailleurs, toujours dans leur langue et, autant que possible en utilisant les ressources de leurs mondes. Raison pour laquelle il vaut mieux connaître ces derniers.

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Savoir, par exemple, comment, au Maghreb, on soigne les désordres mentaux ou bien en Afrique subsaharienne ou ailleurs. Pour ma part, je m’occupe de la santé psychologique des migrants depuis cinquante ans.

« Les migrants nourrissent une sorte de doute sur leur identité »

En tant que juif expulsé d’Égypte, étiez-vous prédestiné à embrasser cette discipline ?

Au début de ma carrière, je voulais plutôt approfondir mes connaissances en psychologie. C’est alors que je me suis rendu compte que les pensées psychologiques sont très liées à une culture déterminée. Je me suis vite aperçu que dans d’autres mondes, on ne pense pas comme ça, on ne cherche pas à rendre le malade responsable de sa maladie, comme on le fait en psychologie.

Je travaillais déjà avec des migrants et je me suis dit : plutôt que leur appliquer de manière automatique des pensées de chez nous, on va faire l’inverse, on va essayer de les comprendre avec des pensées de chez eux. Évidemment, quand on y réfléchit, on peut penser qu’il y a dans le choix de cette discipline une relation à ma propre émigration qui m’a beaucoup marquée. D’autant que, durant mon enfance, j’ai émigré à deux reprises : d’abord d’Égypte en Italie, puis en France.

Vous avez été le disciple du psychanalyste et anthropologue George Devereux, quelle influence a-t-il eu sur vous ?

Énorme ! Je ne suis pas pour autant devenu son clone. J’ai même fait le contraire de ce qu’il préconisait… mais je dois reconnaître qu’il m’a constitué. Vous savez, les migrants nourrissent souvent une sorte de doute sur leur identité. Cela les rend fondamentalement inquiets. En ayant migré deux fois, j’étais un peu flottant. Alors Devereux, quand je l’ai rencontré à 23 ans, est devenu mon maître.

Mais à l’époque déjà, je n’étais pas d’accord avec lui. Il disait, par exemple, que les chamans étaient tous des fous, des « psychotiques ». Il m’était impossible d’adhérer à cette théorie. Il n’empêche que son influence a été prépondérante, pas dans ce qu’il a écrit mais dans ce qu’il m’a transmis, sa rigueur, sa passion pour la différence. Il a raconté dans un livre, Psychothérapie d’un Indien des plaines, dont on a tiré un film [Jimmy P. d’Arnaud Desplechin, NDLR], comment il était entré en relation avec son patient en lui demandant son nom en langue blackfoot [Indiens d’Amérique, NDLR]. Il m’a convaincu que la première question que l’on doit poser est : qui es-tu dans ton monde ?

Comment se déroule concrètement une séance d’ethnopsychiatrie ?

J’ai eu tout de suite l’intuition qu’il ne fallait pas faire une séance avec le patient seul à seul. Pour traiter un cas il faut être plusieurs. Je fais venir des experts de son monde, des interprètes, des collègues, nous sommes parfois trois, quatre, et je demande au patient d’être accompagné de ceux qui l’ont adressé à moi ainsi que de membres de sa famille. À la fin, nous sommes une quinzaine de personnes. Et on discute ! J’ai, si vous voulez, introduit « le contradictoire » en psychothérapie. Au fil de la discussion, on arrive à se faire une idée de ce qui est en train de se passer.

Je ne termine jamais une séance sans faire une prescription. Cela peut être une recommandation, ou un conseil, lequel a toujours trait au monde du patient. Par exemple : « Tout ça provient peut-être du fait que vous n’avez pas fait les offrandes avant de quitter votre pays, c’est peut-être pour cela que vous n’avez que des ennuis depuis que vous êtes arrivé en France. Rentrez, faites les offrandes, offrez l’animal de sacrifice et revenez me voir ».

Vous écrivez : « Soigner quelqu’un c’est l’imaginer dans ce qu’il deviendra demain, certainement pas l’inviter à ressasser son passé. » Pouvez-vous préciser ?

Pratiquer ma discipline implique de connaître les autres univers. Au départ, je les ai connus de manière livresque, en lisant des anthropologues qui sont allés « sur le terrain », mais cela s’est vite avéré insuffisant. À un moment, il faut soi-même aller sur place. Je suis donc parti voir des guérisseurs travailler. Je suis souvent allé en Afrique où j’ai vécu, mais aussi à l’île de la Réunion ou au Brésil. Partout, la première chose que fait un guérisseur, c’est une divination : il « voit » ce que vous allez devenir.

Eux ne se posent pas la question de ce que vous êtes, ni de ce qui vous est arrivé, mais toujours de ce qui va vous arriver. Le thérapeute vous embarque ainsi dans un devenir. C’est exactement le contraire de ce que fait un psychologue ou un psychanalyste en France. Un devin ne vous demandera jamais ce qui s’est passé dans votre enfance parce que cela voudrait dire qu’il n’est vraiment pas un bon devin !


Et si c'était une nuit, Tobie Nathan, Stock, 400 pages - 22 euros

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