Barbouillée de rose par des militants depuis plus d’un an, elle attirait pourtant à peine le regard. A Saint-Denis de La Réunion, seuls quelques touristes photographiaient l’imposante statue de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, gouverneur général des Isles de France (île Maurice) et de Bourbon (La Réunion) entre 1733 et 1746. Inauguré en 1856 dans un square du centre-ville, à côté de la préfecture et face à l’océan Indien, ce bronze de 3 mètres de haut déclenche les passions, interrogeant la place réservée dans l’île à la mémoire de l’esclavage et de la colonisation.
Le 26 avril, la maire de Saint-Denis (PS) et ancienne ministre des outre-mer, Ericka Bareigts, et le préfet de La Réunion, Jérôme Filippini, ont annoncé que cette œuvre du sculpteur Louis Rochet, inscrite depuis 2000 à l’inventaire des monuments historiques, allait être « déplacée dans les règles » d’ici à la fin de l’année. Elle devrait atterrir à la caserne Lambert, qui abrite l’état-major des forces armées de la zone sud de l’océan Indien, en raison du passé d’officier de marine de Mahé de La Bourdonnais. « Ce déplacement est un choix politique et militant », justifie Ericka Bareigts, tout en refusant de parler de « déboulonnage », le terme employé par les militants.
En 2011, à l’occasion des dix ans de la loi Taubira (qui reconnaissait pour la première fois la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité), ces derniers avaient bâillonné la statue et l’avaient affublée d’un panneau « Je suis raciste ». La maire s’affiche comme « militante du non-effacement de la connaissance » et estime que la statue de ce « négrier » n’est « plus à sa place ». Sous l’action de ce gouverneur, argumente l’élue, le nombre d’esclaves à La Réunion est passé « de 648 en 1735 à 2 612 en 1740 ». Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais a « organisé, intensifié, et promu les chasseurs de marrons [les esclaves fuyant la servitude], auteurs des châtiments les plus ignobles », explique-t-elle.
« Notre propre histoire a été effacée »
Comme ailleurs dans le monde, dans le sillage des actions de déboulonnage de statues symbolisant le passé colonial, un collectif de 43 associations, Laproptaz Nout Péi (« Balayons devant notre porte, en créole »), a écrit, fin août 2020, à tous les élus de l’île pour dénoncer « ces statues [qui] continuent à ériger le crime comme une gloire ». Le collectif salue aujourd’hui cette décision de « déboulonner de son trône quelqu’un qui a fait tant de mal à tout un peuple ».
Deux pétitions en ligne ont été lancées, l’une, en 2020, pour le retrait de la statue, avec 515 signatures, l’autre contre, avec 490 signatures depuis huit mois. L’Association des amis de Mahé de La Bourdonnais effectue des appels aux dons pour financer une action en justice. Spécialiste de la période de l’esclavage dans l’île, l’historien Prosper Eve voit dans le transfert de la statue un « non-sens » et un « suivisme des idées folles venues des Etats-Unis ». Il critique, dans cette « cancel culture », ceux qui font de l’histoire « un tribunal pour juger », sans replacer les faits dans leur contexte historique. Autre historien, Olivier Fontaine, auteur d’Histoire de La Réunion et des Réunionnais, quelques mises au point (Orphie, 2017), est tout aussi sévère : « Je ne veux pas justifier l’action de La Bourdonnais, mais ce qu’il a fait est conforme à son temps et à ce que le pouvoir attendait de lui : développer l’économie de l’île à travers des exploitations agricoles utiles à la métropole et maintenir l’ordre. »
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