Simone de Beauvoir : son année marseillaise

Par Sylvain PIGNOL

En 1931-1932, Simone de Beauvoir (ici dans les années 50), professeure au lycée Montgrand, aimait randonner en robe et espadrilles dans les calanques et toute la région.
En 1931-1932, Simone de Beauvoir (ici dans les années 50), professeure au lycée Montgrand, aimait randonner en robe et espadrilles dans les calanques et toute la région. Photo creative commons

Marseille

En 1931, jeune enseignante, elle est nommée au lycée Montgrand. Une parenthèse méconnue où la philosophe éprouvera solitude, mais aussi liberté

C'est un épisode méconnu que remet en lumière le succès de Simone de Beauvoir, un voyage en bourgeoisie, podcast de France Inter réalisé par Philippe Colin, nº1 sur la plateforme Apple. Une année marseillaise au cours de laquelle la philosophe féministe, auteure du Deuxième Sexe (1949) a éprouvé pour la première fois la solitude mais aussi la liberté. Récit et explications avec Isabelle Gras, chargée d'enseignement en culture générale à l'IEP d'Aix et conservatrice de bibliothèque au SCD d'Aix-Marseille, qui avait donné une conférence sur Beauvoir à Marseille en septembre 2022 dans le cadre de l'Upop.

En exil à Marseille

Lorsqu'elle débarque à Marseille en octobre 1931, Simone de Beauvoir le fait contrainte et forcée. "Atterrée", dira-t-elle. Elle vient d'être nommée au lycée de jeunes filles Montgrand (6e), après avoir obtenu son agrégation de philosophie deux ans plus tôt. "Elle quitte Paris pour la première fois. C'est davantage un exil qu'une joie pour la jeune femme de 23 ans qu'elle est alors. C'est un déchirement pour elle de quitter sa jeunesse et c'est une épreuve d'éprouver la distance avec Sartre, qui a été nommé au Havre. Mais c'est aussi une page blanche, l'éclosion du papillon loin de la capitale et la naissance de la femme et intellectuelle engagée qu'elle va devenir", retrace Isabelle Gras.

Dès son arrivée à la gare Saint-Charles, c'est "le coup de foudre". "Je me rappelle mon arrivée à Marseille comme si elle avait marqué dans mon histoire un tournant absolument neuf, écrira-t-elle dans La Force de l'âge (1960). Je m'immobilisai en haut du grand escalier. 'Marseille', me dis-je. Sous le ciel bleu, des tuiles ensoleillées, des trous d'ombre, des platanes couleur d'automne ; au loin des collines et le bleu de la mer ; une rumeur montait de la ville avec une odeur d'herbes brûlées et des gens allaient, venaient au creux des rues noires. Marseille."

Randonnée dans les calanques

Dès qu'elle le peut, les jeudis et les dimanches, la jeune femme découvre la randonnée. "Comme elle habite près de la gare Saint-Charles, mais aussi du terminus de la station d'autobus, elle part vers Cassis, la Ciotat..., reprend Isabelle Gras. C'est une citadine mais elle aime la nature. En solitaire, elle fait part de son émerveillement pour la végétation méditerranéenne, les odeurs. Elle parle des cistes, des genévriers, des oliviers, des amandiers en fleur du plateau de Valensole..." Mutée l'année suivante à Rouen, le contraste est fort, avoue-t-elle : "Civilisée, pluvieuse et fade, la Normandie ne m'intéressait pas."

Indépendante et sûre d'elle, "Simone de Beauvoir revendique de ne pas avoir la tenue classique d'une randonneuse et de marcher en robe et espadrilles". À son propre rythme : sa collègue Mme Tourmelin, professeur d'anglais, en fera les frais, semée dans les calanques par le "Castor" (le surnom de Beauvoir).

La conquête du corps

Simone de Beauvoir s'astreint à une forme d'ascèse. Une femme qui sillonne la région, non accompagnée (d'un homme, évidemment) détonne dans la France des années 30. "Elle est dans une phase de construction de soi. Il s'agit d'assumer sa solitude, de marcher seule, d'abord 5 à 6 heures d'affilée, parfois de 9 à 10 heures. Ce n'est pas un passe-temps mais une quête de liberté, juge Isabelle Gras. Il y a, dans cette dynamique de corps en mouvement, une idée féministe. Ses collègues de Montgrand lui disaient : 'Vous allez vous faire violer !' Mais malgré quelques mauvaises rencontres, elle disait que ce n'était pas suffisant pour l'arrêter tant ces excursions représentent pour elle un dépassement de soi et lui procurent un bonheur intense." Dans le même ordre d'idée, "elle veut forger un esprit critique chez ses élèves, les libérer du carcan patriarcal. Elle leur fait lire Gide et Proust, des auteurs jugés sulfureux à l'époque pour des jeunes filles. Ce qui lui vaudra d'être convoquée par la directrice !"

Le souvenir de "zaza"

Fréquentant le Cintra sur le Vieux-Port, la taverne Charley boulevard Garibaldi ou encore les cafés de la place de la préfecture, Simone de Beauvoir reste taciturne. "La disparition brutale de sa meilleure amie Elisabeth Lacoin, 'Zaza', en 1929, la hante, poursuit l'enseignante à Science Po Aix.Elle juge que le poids des conventions sociales a joué dans sa mort et cherche à lui rendre un hommage littéraire à la hauteur de leur amitié. Elle profite de son année marseillaise pour se lancer dans l'écriture d'un roman qui ne lui donnera finalement pas satisfaction. C'est peut-être pour ça qu'elle ne lie pas de grande amitié même si elle rappelle dans ses mémoires combien elle appréciait 'les foules de la Canebière' et le 'coup de foudre' qu'elle eut pour la cité phocéenne."

De Marseille, Simone de Beauvoir gardera l'amour de la marche, qu'elle confesse dans La Force de l'âge : "La passion qui venait de me mordre m'a tenue pendant plus de vingt ans, l'âge seul en est venu à bout : elle me sauva, cette année-là, de l'ennui, des regrets de toutes les mélancolies et changea mon exil en fête."

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