On voit aujourd’hui certains produits alimentaires, la viande notamment, affublés des traceurs magnétiques d’ordinaire réservés aux habits ou aux grands vins. Les Français des classes moyennes inférieures, apprend-on, volent dans les supermarchés. S’ils l’avouent dans les médias, ils n’en sont pas fiers. « C’est du vol ! », proteste une vieille dame devant l’augmentation des prix. Mais alors, qui vole qui ?

Un ami était tombé, chez une connaissance quelconque l’ayant invité, sur un livre spécialisé qui ne valait pas grand-chose mais qu’il cherchait depuis plusieurs années. Ce livre n’intéressait que lui. Son hôte, il en était sûr, n’en ferait rien. Dans un geste, il se l’accapare. Mais justement, son hôte avait posé le livre à cet endroit pour le mettre de côté, afin de le lui offrir. Cet ami s’est trouvé fort bête : ayant pris ce qui allait lui être donné, il avait gâté l’échange. Ce dont le vol prive le voleur, c’est la relation – elle qui fait d’un bien quelconque (ce livre, un bijou, une pièce de viande…) un bien, au sens fort.

Un vol légitime ?

Or si ce que le vol blesse, c’est la relation, on comprend mieux pourquoi il se banalise, non seulement en situation d’inflation, mais dans les supermarchés. Ce ne sont pas les caissières, personnellement, qu’on vole puisque, se convainc-t-on, elles aussi se font spolier par « le système ». Le capitalisme est un dispositif économique dans lequel, privés que nous sommes de la relation directe aux producteurs, nous développons l’impression d’être tantôt un peu voleurs (quand on fait une bonne affaire), tantôt un peu volés – le producteur par le distributeur, le distributeur par de potentiels larrons, et ces derniers par le système…

On comprend aussi pourquoi les penseurs médiévaux ont justifié un certain type de vol : celui qui restitue les biens communs à la relation. Dans la Somme théologique (IIa, IIae, q. 66, art. 7), Thomas d’Aquin estime légitime qu’on prenne « subrepticement » à celui qui possède suffisamment pour donner à celui qui n’a rien. Reprenant la distinction qu’il fait entre la pauvreté (manque du superflu) et la misère (manque du nécessaire), Guillaume d’Ockham (1285-1347) ira jusqu’à dire que le miséreux, par sa seule existence au sein d’une société, fait de tous les propriétaires des voleurs. La propriété privée, dit-il, ne peut légitimement porter que sur les biens superflus.

Allons plus loin. Qui est Jésus ? Il me fait penser à Prométhée, ce Dieu qui volait le feu pour le donner aux hommes. Prométhée finit, pour cela, attaché à un rocher. Le Christ, pour avoir apporté la vive flamme d’amour aux hommes, subira un sort quasi identique. Le trésor que les pharisiens entouraient de lois et de prescriptions, le Christ, tel un Robin des bois de la Grâce, le force. On le voit dilapider les faveurs divines à destination des exclus et des prostituées, de la Cananéenne ou du centurion romain. On l’entend comparer le Royaume à un voleur (Mt 24, 43 ; Lc 12, 39) : c’est, à tout instant, se tenir prêt à recevoir le Christ. Du reste, saint Paul avait sans doute cette impression d’avoir été lui-même volé à sa vie d’avant – pour être restitué à la relation, à l’amour.

Saint François d’Assise s’en souviendra quand, pour récolter des fonds en vue de la réparation de l’église de San Damiano, il volera les draps de son père et les vendra au marché de Foligno. Son prêche, il l’offrira aux oiseaux, ces chapardeurs qui n’amassent ni ne sèment (Mt 6, 26). D’ailleurs, avez-vous remarqué ? Les moineaux des grandes surfaces, voleurs et volant, se font, quant à eux, de plus en plus rares…