Couverts de chiffres et de parenthèses, les tableaux noirs de l’Académie nationale maritime d’Odessa sont une invitation au voyage. « Soit un cargo qui relie Odessa à Naples, énonce la prof de droit de la section Management maritime et fluvial. Sachant que la distance entre les ports est de 1 700 milles marins, que la vitesse du navire est de 16,5 nœuds, calculez le temps de navigation si le temps de parcours supplémentaire est de 0,8 jour… » Une énième alerte brise le silence de la salle de classe, en ces prémices de printemps. Fin de l’exercice. La résolution de l’équation du grand large attendra. Les élèves de la prestigieuse école navale, dont la réputation court les mers du globe depuis quatre-vingts ans, rangent leur trousse pour suivre leur cheffe de classe, celle dont la vareuse porte des chevrons jaunes.
Parmi elles, Anna R., une élève de 18 ans aux nattes blondes, col marin et maillot rayé. Les abris, elle connaît, les missiles aussi : elle vient de Marioupol. Depuis quelques semaines, elle entend de nouveau les drones trouer des immeubles lorsque la défense antiaérienne ukrainienne échoue à protéger Odessa des frappes russes, souvent tirées de la mer Noire. « En février 2022, le port s’attendait à une attaque terrestre, rappelle Dmytro Pletentchouk, porte-parole des forces navales de l’Ukraine, qui donne rendez-vous dans un parc discret. Mais la ville de Mykolaïv a fait barrage et empêché les Russes d’entrer à Odessa. Ici, aujourd’hui, la guerre se mène de la mer. » Le 10 avril, encore quatre personnes sont mortes, dont une petite fille de 10 ans. Quelques jours plus tôt, la ville était plongée dans l’obscurité. Et Volodymyr Zelensky, qui rencontrait, le 6 mars, Kyriakos Mitsotakis, le premier ministre grec, dans le port, a lui-même vu s’écraser un missile, à 500 mètres de lui.
Comme en 2022, les Odessites se réfugient dans les catacombes, qu’aucun touriste n’est plus là pour visiter. Cornes de brume et sifflets de navire résonnent de nouveau dans la rade du plus gros port maritime du pays, depuis la levée, à l’automne 2022, du blocus imposé six mois durant par la Russie, mais pas un navire de croisière n’a fait escale à Odessa depuis deux ans. Aux rares promeneurs, photos sur fond de mer Noire et selfies devant le phare Vorontsov sont déconseillés. Le SBU, les services secrets ukrainiens, veille sur les réseaux sociaux, et ni Instagram ni TikTok ne doivent donner d’indications à l’ennemi.
Dans les vitrines des magasins de souvenirs, des maquettes de cargos et de bateaux à voile prennent la poussière, attendant on ne sait qui, on ne sait quoi. Devant la cathédrale, détruite l’été dernier par une frappe, les peintures amateurs de la ville attendent le chaland, kitsch, criardes. Le Musée des beaux-arts, touché lui aussi, se protège avec des contreplaqués, et le fameux Festival international de cinéma, qui avait tant aimé accueillir Catherine Deneuve, l’une des rares actrices françaises à défendre publiquement l’Ukraine, et où, chaque mois de juillet, se pressaient les stars du monde entier, se déroule aujourd’hui à Kiev et à Tchernivtsi, dans l’ouest de l’Ukraine.
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