Hyperconnexion, stress, sédentarité : les nouveaux défis de la médecine du travail

INTERVIEW. Surcharge mentale, hyperconnexion, stress, sédentarité… Le Dr Vinh Ngo évoque les formes nouvelles de la souffrance professionnelle. Et les moyens de les dépasser.

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« Une entreprise qui mène une stratégie volontariste de prévention en santé au travail renforce sa performance globale. Nos collègues du BTP l’ont démontré dans leurs actions de promotion de la prévention », explique le Dr Vinh Ngo du Centre interentreprise et artisanal de santé au travail.
« Une entreprise qui mène une stratégie volontariste de prévention en santé au travail renforce sa performance globale. Nos collègues du BTP l’ont démontré dans leurs actions de promotion de la prévention », explique le Dr Vinh Ngo du Centre interentreprise et artisanal de santé au travail. © Alamy/Abaca

Temps de lecture : 8 min

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Médecin de formation, le Dr Vinh Ngo dirige le Centre interentreprise et artisanal de santé au travail (CIAMT). Dédiée à l'origine aux entreprises artisanales, cette association, qui emploie aujourd'hui 370 personnes – dont 85 médecins et 50 infirmières – prend en charge 450 000 salariés d'Île-de-France, pour le compte de 27 000 entreprises. Le Dr Ngo est donc aux avant-postes pour évaluer le rapport que les Français entretiennent avec leur travail et les difficultés qu'ils rencontrent dans leur emploi.

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Le Point : Plusieurs études, on pense aux travaux menés par la sociologue Dominique Méda (université Paris-Dauphine), mettent en évidence une dégradation des conditions de travail en France. Partagez-vous ce constat ? Les Français souffrent-ils d'un mal-être professionnel ?

Dr Vinh Ngo : Il faut être prudent sur ces notions un peu fourre-tout que constituent la « souffrance au travail », « les risques psycho-sociaux ». Elles englobent des situations très diverses, des réalités souvent différentes. Bien sûr, on rencontre de la souffrance au travail mais il faut bien faire la part des choses entre les risques qui relèvent de l'environnement professionnel et ceux qui découlent de la sphère privée. On considère que les maladies ou les accidents en lien avec le travail représentent 25 % du total. Du reste, la France est l'un des pays où les situations à risque sont les mieux repérées, grâce à des indicateurs, un dépistage et des sentinelles efficaces.

Ceci étant, les deux confinements liés à la pandémie ont incontestablement généré de la souffrance et contribué à une certaine dégradation, liée notamment à de mauvaises conditions de travail « à distance », au stress généré par le télétravail qui a conduit bon nombre de travailleurs à se couper de leurs collègues et à travailler dans des conditions matérielles parfois précaires, notamment dans les grandes villes où les logements sont plus petits. La consommation d'alcool et de substances psychoactives a explosé pendant cette période, de même que les violences intrafamiliales.

Par ailleurs, la démission ou l'abandon de postes d'un nombre important de travailleurs, notamment dans les métiers de la santé, les Ehpad et les services, tels que les transports ou la grande distribution, ont entraîné une surcharge de tâches, pour ceux qui restaient. Ces situations continuent, aujourd'hui encore, à peser. Dans un tout autre registre, l'approche des Jeux olympiques suscite beaucoup d'inquiétudes chez les salariés de la région parisienne.

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La médecine du travail a peu évolué depuis le décret de 1946 l'organisant. Aurait-elle besoin d'être réformée ?

Oui, car les métiers d'aujourd'hui n'ont plus grand-chose à voir avec ceux de l'après-guerre. Il s'agissait alors de reconstruire un pays à terre, de relancer la production industrielle et, partant, de recruter en masse. Les accidents mortels ou les blessures irréversibles étaient légion dans le cadre professionnel.

Aujourd'hui, les risques ont changé de nature. Les lésions physiques n'ont pas disparu mais les maux de l'époque ont plutôt pour noms « surcharge mentale », « burn-out », « stress » et « dépression ». La frontière entre travail et vie personnelle a tendance à disparaître, en tout cas à s'estomper du fait du télétravail et des outils numériques, dont il est difficile de se déconnecter. Le téléphone mobile est devenu un fil à la patte… Vie privée et vie professionnelle deviennent étanches, créant des situations à risque – isolement, anxiété, charge mentale… – qu'une actualité très sombre, avec le retour de la guerre, et les difficultés de la vie quotidienne liées à l'inflation ne font qu'aggraver.

Face à ces situations, la médecine du travail a besoin de nouvelles compétences : des psychologues, des ergonomes, des experts en prévention technique… Et, surtout, d'une nouvelle approche, basée sur la prévention primaire, celle qui vise à éviter ou réduire la survenue des maladies, des accidents et des handicaps.

À LIRE AUSSI Téléphone, e-mails, notifications : comment le cerveau réagit aux distractions numériquesQue préconisez-vous pour améliorer les conditions de télétravail ?

Trois points me semblent importants. D'abord, créer de bonnes conditions matérielles avec un endroit calme et dédié au travail ; travailler dans son lit n'est pas l'idéal en termes d'ergonomie ! Ensuite, il est important de bien répartir son temps en veillant à séparer les séquences de travail du reste et en essayant de s'y tenir autant que possible. Enfin, il faut lutter contre la sédentarité. L'addiction à la station assise est l'un des grands fléaux de la période, une véritable bombe à retardement. Rester sur sa chaise des heures est dangereux, même si l'on est par ailleurs sportif. La sédentarité et l'inactivité physique sont deux choses différentes.

À LIRE AUSSI « L'antidote au stress au travail, ce n'est pas la relaxation, c'est la concentration » En mesurant l'impact des politiques de prévention menées en France, la Cour des comptes a pu constater que les résultats obtenus étaient « globalement médiocres » malgré un effort financier comparable à celui des pays voisins. Qu'en est-il pour la médecine du travail ?

La France n'a pas la même culture de prévention que ses voisins, je pense en particulier aux pays du nord de l'Europe qui ont une longueur d'avance sur le « care » et la culture du « hygge » [bien-être, NDLR]. Nous sommes encore très marqués par la médecine de la réparation et du curatif ; on attend encore trop souvent que les lésions apparaissent ou que les troubles se manifestent, pour agir. On voit bien que le législateur essaie d'aller vers plus de prévention mais il avance à tâtons là où il faudrait basculer radicalement vers une culture de prévention primaire, en quittant la prévention médicalisée – qui intervient après la survenue de la maladie et tend à en réduire les complications et les risques de rechute – prônée par la loi de 1946. Charge à nous, experts en santé au travail, de trouver le bon angle pour impliquer les dirigeants d'entreprise dans cette politique de prévention collective, pour le bien-être de leurs salariés, sans omettre leur propre santé.

Se priver des séniors est un gâchis immense. Ils ont un savoir, un savoir-faire et sont la mémoire de l’entreprise

On progresse néanmoins et la loi du 2 août 2021 visant à renforcer la prévention et à décloisonner santé publique et santé au travail va dans le bon sens… Il faut en effet développer une stratégie unique de prévention en y insérant les avancées de l'e-santé et de l'intelligence artificielle. Il faudrait aussi se préoccuper davantage de la santé des travailleurs non-salariés, professions libérales, autoentrepreneurs, dirigeants, indépendants : ces publics constituent « l'angle mort » des politiques de santé au travail et c'est regrettable, car le droit à la santé est universel.

À LIRE AUSSI Intelligence artificielle : le bond en avant de la médecine grâce aux algorithmesUne médecine du travail plus efficiente et des salariés mieux pris en charge seraient de nature à accroître le dynamisme et la compétitivité des entreprises. Partagez-vous cette analyse ?

C'est une évidence : une entreprise qui mène une stratégie volontariste de prévention en santé au travail renforce sa performance globale. Nos collègues du BTP l'ont démontré dans leurs actions de promotion de la prévention. Un euro investi dans ce domaine entraîne un retour sur investissement de 5 euros… La santé humaine n'a pas de prix mais ne pas en prendre soin a un coût certain.

Que préconisez-vous pour améliorer la prévention ?

La prévention, ce n'est pas seulement la visite médicale obligatoire. Il faut être créatif, favoriser les retours d'expérience qui nous font gagner des points, travailler à la fois sur la prévention collective et individuelle. La prévention collective englobe les études de poste, les conditions de vie au travail, l'ergonomie, le respect des équilibres entre vie professionnelle et vie personnelle… Sur le plan individuel, la prévention passe aussi par une évaluation de la charge mentale, l'étude précise des conditions de travail – dans l'entreprise, nomade ou à domicile –, un suivi individualisé tenant compte de l'âge, de la pénibilité du poste, de l'état de santé et des antécédents, de la situation familiale et des obligations du salarié… Enfin, la prévention implique de repérer le plus précocement possible les situations à risque en considérant les arrêts maladie répétitifs, l'absentéisme, afin d'en déterminer les causes et de pouvoir agir sur elles.

À LIRE AUSSI One Health : nouvelle politique globale de santé ou simple slogan alibi ? L'emploi des séniors est devenu une question très politique. Comprenez-vous les préventions des entreprises à leur égard ? Que faudrait-il faire pour les lever et augmenter le taux d'emploi des plus de 55 ans, l'un des plus faibles d'Europe avec moins de 60 % de séniors travailleurs, un sur trois seulement après 60 ans ?

C'est un gâchis immense ! Une révolution des mentalités s'impose car les séniors, puisque c'est ainsi qu'on les nomme aujourd'hui, ont non seulement un savoir et un savoir-faire uniques mais ils sont aussi la mémoire de l'entreprise, de ses process et de sa culture. Il faut absolument préserver la transmission ; le tutorat est un moyen d'y parvenir, on l'utilise d'ailleurs beaucoup dans nos métiers du soin.

Je vois trois leviers possibles pour favoriser l'emploi des séniors. J'en reviens d'abord à la prévention : il faut apprendre, dès le plus jeune âge, à prendre soin de sa santé et responsabiliser nos concitoyens, dans cette optique. C'est la politique du « One Health ». Corriger les comportements à risque, prendre sa santé en main aident à mieux vieillir et si l'on vieillit mieux, on travaille mieux, et plus longtemps. Il faut aussi sécuriser le parcours professionnel, dès l'embauche, avec des objectifs d'employabilité les plus pérennes possibles, en instaurant, pourquoi pas, une incitation financière pour les entreprises qui joueraient le jeu

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Le gouvernement a-t-il raison de vouloir contrôler davantage les arrêts maladie ?

Le contrôle est nécessaire mais il n'apporte rien sans pédagogie ni prévention. Il est nécessaire, là encore, de pratiquer un repérage précoce des situations à risque. Il n'y a pas que la maladie, les salariés ayant des personnes à charge – les « aidants » – ont des taux d'absentéisme plus élevés que la moyenne. C'est un vrai sujet et il faut aider ces personnes à faire face.

Les salariés en arrêt maladie d'origine non professionnelle vont pouvoir continuer à accumuler des congés payés, dans la limite de vingt-quatre jours. Saluez-vous cette décision ?

Un arrêt maladie, ce n'est pas des vacances, j'entends bien l'argument des représentants des salariés. Mais je comprends aussi les patrons de TPE qui s'inquiètent du coût et du casse-tête que constitue une telle mesure.

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Commentaires (2)

  • LECHTI2011B

    Tiens étonnant, je n'ai pas vu un médecin du travail depuis 2018 ; est-ce bien normal ?

  • turquetto

    « Un euro investi dans ce domaine entraîne un retour sur investissement de 5 euros » Parfois il serait intéressant de connaître l’origine et la méthode de calcul de ces chiffres autoritaires, je crois que nous serions très surpris par les méthodes fantaisistes employées pour de tels résultats.